Mexique
La question foncière rurale au Mexique a été un enjeu historique central de construction nationale et de légitimation de l’Etat moderne. Entre 1856 et 1992, celui-ci a entrepris trois réformes majeures qui, dans un ample mouvement de balancier, ont d’abord tenté de faire disparaître les communautés agraires qui abritaient la majorité de la population indienne, avant de proposer une reconstruction de ces communautés, sous une forme renouvelée, puis d’en remettre en question le bien fondé. Pourquoi une telle focalisation dans la durée du débat politique et de l’action étatique sur la question foncière ?
Dans la perspective des libéraux qui ont gouverné le pays dans la deuxième moitié du XIXe siècle, puis à la fin du XXe, la propriété collective est un obstacle à la modernisation agricole, car elle fournit un cadre dissuasif à l’investissement. Elle est aussi suspecte de favoriser l’exercice abusif du pouvoir par des gouvernants locaux ou une administration étatique qui contrôlent l’accès des paysans aux terres et les soumettent à des rapports clientélistes. La propriété privée individuelle serait la condition, à la fois d’une bonne gouvernance politique et d’un meilleur fonctionnement de l’économie agricole. A ces arguments se sont opposées de tout temps des fractions de la société qui considéraient la propriété des terres par les communautés paysannes comme la condition du maintien de leur mode de vie, comme une sécurité vis-à-vis des acteurs économiques (élites locales, firmes nationales et étrangères) qui convoitaient leurs ressources, et comme un moyen de préserver leur capacité de décider de leurs propres formes de gouvernement.
Ce débat autour du statut de la propriété rurale a été subordonné à un autre débat : celui qui concernait la nature de la Nation, la place des communautés paysannes dans cette Nation et les rapports entre ces communautés et les institutions nationales. La politique foncière a été gérée sur la longue durée comme un outil d’incorporation de sociétés rurales diverses et hétérogènes à un projet unifié et centralisé d’Etat-Nation. La réforme agraire, conduite sur plus d’un demi-siècle et sur la moitié du territoire national, a ainsi bouleversé les structures foncières, sociales et politiques des campagnes à partir des années 1930. Elle a constitué le socle d’un pacte politique et social entre le monde paysan et l’Etat mexicain.
C’est ce pacte qui a été remis en cause par les réformes légales de 1992. Les communautés issues de la réforme agraire se sont vu proposer une individualisation des droits de propriété et le démantèlement des formes collectives de régulation foncière et de gouvernement politique. Mises en œuvre dans un contexte de forte exposition des ménages agricoles au jeu des marchés, les réformes de 1992 et leurs formes d’appropriation par les communautés et les familles paysannes sont au cœur des processus de recomposition des économies rurales. Leur rôle doit également être évalué dans l’instabilité socio-politique que connaissent les campagnes mexicaines sur la période récente.